Un monde d’empathie
Dans son dernier essai « Une nouvelle conscience pour un monde en crise », le prospectiviste américain Jeremy Rifkin suggère l’avènement d’une civilisation de l’empathie et remet en cause les théories de Freud ou d’Adam Smith. « Nous sommes à un tournant de l’histoire de l’humanité »
Vous dites qu’émerge une nouvelle conscience empathique mondiale. Sur quel raisonnement fondez-vous votre argumentation ?
La biologie et les neurosciences nous ont appris que les primates (les éléphants et les dauphins) sont câblés avec des neurones miroirs qui permettent d’être en empathie avec les autres. Comme eux, nous sommes constitués pour ressentir un sentiment qui n’est pas le nôtre et que l’on ressent de façon empathique. Sa répression ou son développement dépend des modèles socio-éducatifs et du type de gouvernance. Si l’éducation est basée sur la honte le moteur de l’empathie est enrayé, et c’est l’agression qui ressort. L’empathie, c’est une conscience de l’autre, une façon de ressentir mais aussi de raisonner. Quand nous sommes dans l’empathie il y a la célébration de la vie et de la mort. Une façon de dire je sais que ce que vous êtes et je veux que vous soyez. C’est le sens de l’individualité la plus poussée.
Les civilisations utopiques sont très éloignées de l’empathie puisqu’elle cherche à être dans la perfection et la vie éternelle. Or ce que nous avons à réaliser aujourd’hui c’est que tout est basé sur nos imperfections et nos fragilités. Vivre dans une civilisation de l’empathie c’est ne pas être parfait. Le pire que l’on puisse faire à un être humain est de l’ostraciser. Les découvertes en neurosciences suggèrent que l’homme est d’abord un être social. J’ai voulu réexaminer la question sous cet angle là. La question que je soulève c’est que les historiens ont une mauvaise lecture de l’humanité dans le sens où ils étudient principalement les enjeux des rapports de force entre les hommes -le pouvoir essentiellement- et font de l’histoire une suite d’évènements pathologiques et de l’homme un être avide et conquérant. Si nous étions véritablement ainsi nous serions tous morts depuis longtemps. D’ailleurs Hegel a écrit que le bonheur faisait partie des pages blanches de l’histoire, celles où règnent l’harmonie entre les êtres.
Selon vous l’humanité se trouve à l’aube de sa plus grande expérience de tous les temps : remodeler sa conscience. Que cherchez-vous à démontrer ?
Je considère le débat sur l’évolution de la conscience humaine comme une urgence. Je souhaiterais que mon ouvrage puisse permettre d’ouvrir une conversation mondiale avec les sciences de la vie, les sciences sociales et la philosophie. Car ce que j’ai voulu montrer c’est que la conscience humaine évolue au court de l’histoire et ce changement se produit quand les sources d’énergie concourent avec les sources de communication et change l’évolution de l’empathie qui est au centre de notre être.
L’homme n’a ainsi eu de cesse d’interagir, de communiquer davantage avec ses semblables pour créer des sociétés de plus en plus complexes. L’avènement de l’écriture a étendu considérablement l’empathie entre les êtres. Elle s’est développée au point d’aboutir à des Etats Nation. Avant il y avait une foultitude de patois locaux en France. L’Education publique pour tous a créé une histoire commune. Au XXième siècle lors de la seconde révolution industrielle a émergé une conscience psychologique. D’ailleurs l’évolution de l’empathie à travers l’histoire a constitué une sorte de colle sociale.
Cela peut paraître paradoxal mais les civilisations les plus égoïstes, qui mettent le plus l’accent sur l’individu, sont les plus aptes à l’empathie. Aujourd’hui nos enfants sont dans une période dramaturgique où la biosphère devient pour eux une réalité. Nous sommes à l’aube d’une convergence énergétique et de la communication qui va changer le monde pour les trois générations à venir. A chaque révolution on réalise qu’il y a une convergence entre l’énergie et la communication. Internet constitue à ce titre une nouvelle énergie distribuée de pair à pair. Et permet encore par ces nouvelles connexions l’émergence d’une nouvelle conscience et d’une empathie qui s’étend à la conscience humaine. Nous sommes dans une démocratisation de l’expérience dans laquelle la relation de pouvoir tend à s’amenuiser. Nous pensons encore trop souvent que le pouvoir est pyramidal. L’empathie nous civilise. C’est un pas vers la démocratie et une forme d’égalitarisme.
Pensez-vous alors que nous allons savoir et pouvoir remettre en cause nos systèmes centralisés ?
L’Union Européenne est en marche pour remplacer à terme l’énergie fossile et s’est fixée 20% d’énergie renouvelable en 2020. Il faudra penser et organiser de nouvelles formes de stockage. La centralisation née au Xxième siècle va être entièrement remise en cause. Et cela va entraîner une nouvelle économie pour Europe. L’Internet va y participer aussi dans la mesure où on va transformer des réseaux électriques en réseaux interconnectés. Quant aux transports ils vont également modifier drastiquement notre paysage avec l’avènement de la voiture électrique et le « car sharing ». De nouvelles synergies vont créer un nouveau système nerveux pour l’économie mondiale. Les entreprises elles-mêmes vont être amenées à partager leurs énergies, à coopérer sur des projets. Et celles qui n’anticipent pas ou n’y croient pas vont s’effondrer tout comme celles de l’industrie de la musique n’ont pas cru au Peer to Peer. Linux fait également figure de pionnier dans l’informatique comme wikipédia dans l’information.
Le pouvoir latéral va modifier la place des acteurs, en les mettant de plus en plus côte à côte. Or ce passage d’un monde vertical vers des organisations plus latérales vont élargir la conscience mondiale et se propager sur tous les continents. Car c’est à une responsabilité partagée que nous allons aboutir par l’intermédiaire d’une conscience de tous faire partie de la biopshère et de devoir partager l’énergie mondiale. De la même façon que l’information fait partie désormais de la biosphère de l’Internet. Regardez les enfants. Ils demandent aujourd’hui aux adultes pourquoi on a une grosse voiture, on laisse la lumière allumée, on mange de la viande. Cette compréhension de l’empreinte écologique forme la nouvelle conscience de la biosphère. C’est pourquoi nous vivons un grand tournant de l’histoire auxquels les vieux régimes politiques tentent de résister en s’accrochant encore plus à leur pouvoir.
Dans quelle mesure courons-nous le risque de mal négocier ce virage ?
Ce que l’on risque aujourd’hui c’est un retour de bâton avec la montée de la xénophobie, le retour de la religion et l’importance des liens du sang. Parce que cette évolution menace les anciennes structures. La mort de Ben Laden qui intervient après le printemps arabes n’est pas un événement en soi. L’histoire en marche l’a dépassé. Ben Laden luttait contre la modernité au moyen d’armes et de la culture du secret. La jeunesse en révolte dans les pays arabes lutte avec Twitter, Youtube et Facebook, ils prônent la désobéissance civique et leurs modèles sont Gandhi et Martin Luther King. Ils ne se réclament pas de l’anti modernité mais veulent être associés à la marche du monde. Ils choisissent des moyens horizontaux et utilisent la décentralisation.
A terme lorsque trois générations auront grandis sur Internet en partageant leurs données entourées de centrales nucléaire issues d’un monde centralisé cela ne pourra plus fonctionner. Le nucléaire est l’archétype du monde duquel nous devons sortir. Ceux qui ont vingt ans aujourd’hui ne sont plus dans l’idéologie. Leur seul question est de savoir si la personne, l’institution ou l’entreprise à laquelle ils s’adressent est ouverte et transparente. On mesure mal le changement générationnel. Mal aussi le tremblement de terre économique qui nous attend. A 147 dollars le baril de pétrole on franchit la ligne rouge de ce que les utilisateurs peuvent supporter. Avec l’augmentation du pétrole les prix vont devenir fous. Tant que nous restons basés sur de l’énergie fossile on reste dans des contraintes qui peuvent entraîner des mouvements de panique dans la population. En 2050 le moteur aura alors complètement calé.
Et la France ? A-t-elle encore un rôle à jouer ?
La France occupe une position assez unique pour peser dans les débats mondiaux du moment. Car les Français ont une réelle capacité historique et philosophique à poser les vraies questions. Celles sur le sens de la vie. Son problème c’est qu’elle est encore trop centralisée et pas encore en ordre de marche vers de nouveaux modes de fonctionnement. Elle doit encore gagner en maturité.
source : http://www.latribune.fr
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