Vers un revenu universel pour tout le monde
L’historien néerlandais Rutger Bregman, célèbre pour son intervention explosive à Davos 2019, démontre en s’appuyant sur des exemples concrets que le revenu universel fonctionne.
Dans une tribune publiée ce dimanche 12 avril 2020 dans le JDD, 19 présidents de conseils départementaux socialistes appellent à l’instauration d’un revenu de base (l’autre nom du revenu universel) en France pour faire face à la crise du Covid-19, à l’instar de nos voisins espagnols. « Alors que la crise sanitaire du Covid-19 évolue chaque jour un peu plus en une crise économique mondiale, poussant nos systèmes de solidarité dans leurs retranchements, le revenu de base apparaît dans toute l’Europe, en Espagne, en Allemagne ou au Royaume-Uni, comme une solution pour amortir le choc social qui risque de faire basculer nombre de nos concitoyens dans la précarité », écrivent-ils.
Ils proposent ainsi un revenu de base « sans contrepartie mais avec un accompagnement renforcé, automatique pour résoudre le problème du non-recours aux droits, ouvert dès 18 ans pour lutter contre la précarité des plus jeunes, dégressif en fonction des revenus d’activité et d’un montant égal au seuil de pauvreté ». Après l’annonce espagnole, l’appel pourrait maintenant faire son chemin jusqu’au gouvernement. L’idée n’est pas d’hier, surtout en Europe. À l’époque contemporaine, elle est avant tout portée aux Pays-Bas.
Rutger Bregman sait se faire entendre. Si son nom ne vous dit rien, vous connaissez pourtant l’historien et journaliste néerlandais depuis ses remarques assassines lors de l’édition 2019 du World Economic Forum à Davos. Sur scène face à un parterre de milliardaires qui se présentent volontiers comme progressistes, Bregman a fait remarquer que leur souci du réchauffement climatique ne les avait pas empêchés de venir dans les Alpes suisses en jet privé, et que leurs élans philanthropiques n’émouvraient personne tant qu’ils se refuseraient à combattre le fléau de l’évasion fiscale chez les ultra-riches.
Rutger Bregman est aussi l’auteur de cet article, une enquête sur le revenu universel extraite de son livre sur le sujet, qui lui a valu le surnom de « Monsieur revenu universel » aux Pays-Bas. Cette idée est pour lui une « utopie pour réalistes ». Utopique, parce que l’idée d’un revenu mensuel accordé inconditionnellement à tous les citoyens majeurs du pays semble sortir d’un songe de doux rêveurs ; réaliste, parce qu’au fil des quatre chapitres qui suivent, l’historien démontre minutieusement que l’idée est réalisable – en s’appuyant sur de nombreuses expérimentations réussies. Si elle n’a jamais été appliquée au niveau national, toutes les expériences menées sur la planète ont été un succès, quelle que soit la période de l’histoire à laquelle elles ont eu lieu.
Dans son dernier livre paru en 1967, Où allons-nous ? la dernière chance de la démocratie américaine, Martin Luther King écrit sa conviction qu’il est possible de créer un « revenu garanti » pour tous les citoyens américains. Aujourd’hui, des expériences ont lieu en ce moment-même au Rwanda, en Finlande ou en Inde. Voici donc la preuve que donner gratuitement de l’argent à tout le monde est une bonne idée.
Londres, mai 2009. C’est le début d’une petite expérience réalisée avec treize hommes sans-abris. Des vétérans de la rue. Certains d’entre eux dorment sur le pavé froid de la City, le centre financier de l’Europe, depuis plus de 40 ans. Leur présence est loin de ne rien coûter. Entre la police, l’assistance juridique et les soins de santé, les treize hommes coûtent des milliers de livres aux contribuables. Chaque année. En ce printemps, une association locale prend une décision radicale. Les vétérans de la rue vont devenir les sujets d’une expérience sociale innovante.
Finis les timbres alimentaires, la soupe populaire ou les hébergements temporaires pour eux. Ils vont bénéficier d’un renflouement massif, financé par les contribuables. Ils recevront chacun 3 000 livres, en liquide et sans conditions. Il leur appartient de décider comment ils vont le dépenser, les services de conseil sont totalement optionnels. Pas de prérequis, pas d’interrogatoire sévère. La seule question à laquelle ils doivent répondre est la suivante : Qu’est-ce qui est bon pour vous, à votre avis ?
« Je ne m’attendais pas à un miracle », se rappelle un travailleur social. Les désirs des sans-abris se sont révélés tout à fait modestes. Un téléphone, un passeport, un dictionnaire : chaque participant avait sa propre vision de ce qu’il y avait de mieux pour lui. Aucun d’entre eux n’a gaspillé son argent en alcool, en drogues ou aux paris. Bien au contraire, la plupart se sont montrés très économes avec l’argent qu’ils ont reçu. En moyenne, seules 800 livres avaient été dépensées au cours de la première année. La vie de Simon a changé du tout au tout grâce à cet argent.
Accro à l’héroïne depuis vingt ans, il a réussi à décrocher et a commencé à prendre des cours de jardinage. « Pour la première fois dans ma vie, tout allait de soi, j’ai l’impression que désormais je peux vraiment en faire quelque chose », dit-il. « Je songe à retourner à la maison. J’ai deux gamins. » Un an après le début de l’expérience, onze des treize hommes avaient un toit au-dessus de leur tête. Ils ont accepté d’être placés en foyer, se sont inscrits pour prendre des cours, ils ont appris à cuisiner, ont reçu des traitements pour se défaire de leurs addictions, ils ont rendu visite à leurs familles et ont échafaudé des plans pour le futur.
« J’adorais lorsqu’il faisait froid », se souvient l’un d’eux. « Maintenant, je déteste ça. » Après des décennies d’amendes, d’intimidation, de persécution et d’emploi de la force en vain par les autorités, onze vagabonds ont fini par quitter le pavé.
Combien cela a coûté ? 50 000 livres par an, en incluant les salaires des travailleurs sociaux. En plus d’avoir donné un nouveau départ dans la vie à onze individus, le projet a permis d’économiser au moins sept fois ce qu’ils coûtaient auparavant à la société. Même The Economist a conclu après la fin de l’expérience : « La façon la plus efficace de dépenser l’argent pour régler les problèmes des sans-abris est peut-être bien de leur en donner directement. »
Des études venues du monde entier convergent au même point : distribuer de l’argent aide incontestablement. On a démontré qu’il existait une corrélation entre l’argent gratuit et la baisse de la criminalité, des inégalités, de la malnutrition, de la mortalité infantile, des grossesses précoces, de l’absentéisme à l’école ; ainsi qu’une augmentation significative des résultats scolaires, de la croissance économique et de l’émancipation. « La principale raison pour laquelle les gens pauvres sont pauvres, c’est qu’ils n’ont pas assez d’argent », affirmait sèchement l’économiste Charles Kenny, membre du Center for Global Development, en juin 2014. « Il ne devrait pas être surprenant de constater que leur donner de l’argent est une excellente façon de remédier au problème. »
Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires ; elle a droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d’invalidité, de veuvage, de vieillesse ou dans les autres cas de perte de ses moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté.
« Les politiciens avaient peur que les gens s’arrêtent de travailler et qu’ils fassent des tonnes d’enfants pour augmenter leurs revenus », explique le professeur Forget. C’est pourtant tout le contraire qui s’est produit : la moyenne d’âge du premier mariage s’est élevée tandis que le taux de natalité a baissé. Les bénéficiaires du Mincome avaient de meilleurs taux de réussite scolaire. La somme totale des heures de travail n’a baissé que de 13 %. Les soutiens de famille n’ont quasiment pas réduit leurs heures, les femmes utilisaient le revenu de base pour pouvoir rester deux mois en congé de maternité, et les jeunes l’utilisaient pour faire davantage d’études.
Mais la découverte la plus remarquable qu’a faite Forget est que les visites à l’hôpital ont diminué de 8,5 %. Cela représentait d’immenses économies (aux États-Unis, il s’agirait de plus de 200 milliards de dollars par an aujourd’hui). Deux ans après le début du programme, les taux de violence domestique et d’affections psychiques se sont également mieux portés. Le Mincome a amélioré le quotidien de la ville toute entière. Le revenu de base a continué d’impacter les générations suivantes, à la fois en termes de revenus et de santé.
Cela a déjà été dit. Notre État-providence est périmé, basé sur une époque à laquelle les hommes étaient les seuls à exercer une profession et où les employés travaillaient au sein de la même entreprise pendant toute leur carrière. Notre système de retraites et nos programmes de protection sociale sont encore centrés sur ceux qui ont assez de chance pour avoir un emploi régulier. La sécurité sociale est basée sur le postulat erroné que l’économie crée de nouveaux emplois. Les programmes d’aide sociale sont devenus des pièges à éviter plutôt que des trampolines. Jamais auparavant le temps n’avait été plus propice à la mise en place d’un revenu minimum universel et inconditionnel.
Nos sociétés vieillissantes nous mettent au défi de maintenir les plus âgés économiquement actifs aussi longtemps que possible. Un marché du travail de plus en plus souple crée le besoin de davantage de sécurité. La globalisation est en train d’éroder les salaires des classes moyennes du monde entier. L’émancipation des femmes ne sera complète que lorsqu’une plus grande indépendance économique sera possible pour tous. L’essor des robots et de l’automation de plus en plus importante de notre économie pourrait également coûter cher à ceux qui se trouvent en haut de l’échelle.
Au cours des dernières décennies, le pouvoir d’achat de la classe moyenne a été maintenu sous perfusion grâce à des crédits, des crédits, et toujours plus de crédits. Personne ne demande aux sociétés du monde entier de mettre en place un système de revenu de base coûteux en une seule fois. Chaque utopie nécessite de commencer petit, avec des expérimentations qui transforment peu à peu notre monde – comme celle de 2009 à Londres.
L’un des travailleurs sociaux s’est souvenu par la suite : « Il est assez difficile de changer d’un jour à l’autre la façon dont vous appréhendez le problème. Ces projets pilotes nous donnent l’opportunité de décrire, de penser et de parler différemment du problème. » C’est ainsi que tout progrès commence.
extrait et source : https://www.ulyces.co/
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