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Des cités sous la mer

Si la Terre est surpeuplée, on pourra peut-être vivre sous l’eau. C’est le pari d’architectes audacieux qui planchent sur des immeubles, des maisons et des jardins océaniques…

De loin, il ressemble à un iceberg. Mais il s’agit d’un immeuble qui plonge en profondeur sous la surface de la mer! Un «gratte-mer» – comme on dit gratte-ciel –, pour reprendre le terme de son inventeur, l’architecte malaisien Sarly Adre Bin Sarkum.

L’océan est devenu la nouvelle frontière de l’urbanisme. Après les maisons sur pilotis, les plateformes pétrolières et les aéroports flottants, les plus ambitieux rêvent désormais de villes aquatiques. Une réponse écologique aux défis que constituent la montée du niveau des océans et la croissance incessante de la population. «Une antithèse poétique aux immeubles toujours plus élevés» explique le designer, qui souhaite contribuer à «un retour à notre Terre nourricière».

Avec son «gratte-mer» (de l’anglais waterscraper), il vient de décrocher une mention spéciale lors de la compétition internationale d’architecture organisée depuis cinq ans par le célèbre magazine de design eVolo. Ce concours souligne le caractère écologique et l’ingéniosité de projets futuristes. Du génie, le gratte-mer de M. Bin Sarkum n’en manque pas!

L’immeuble de 400 m présente une partie émergée de 125 m de diamètre où pousse une petite forêt parsemée d’éoliennes. Les étages sous-marins contiennent des espaces d’habitation, de travail et de loisir. De part et d’autre du bâtiment, d’immenses tentacules bioluminescentes se déploient. Leurs extrémités attireront toute une faune aquatique.

«L’immeuble flottant est conçu pour être autosuffisant en termes d’énergie», explique le designer. Il génère sa propre électricité en tirant parti de l’énergie solaire et éolienne, mais aussi de celle de la houle, des vagues et des courants.

Le projet est séduisant, mais a-t-il une chance d’aboutir un jour? Si son coût n’est pas négligeable – 8 milliards de dollars canadiens –, il faudra avant toute chose s’assurer de la stabilité de la structure. «Celle-ci repose à la fois sur la répartition des poids et sur la forme du bâtiment», explique Paule Simoneau, professeure d’architecture navale à l’Institut maritime du Québec. Or, le waterscraper ne ressemble pas du tout à un bateau. «Aussi haut ou presque, que l’Empire State Building et avec son faible diamètre, il présente un centre de gravité très haut, ce qui compromet sa stabilité», précise Jean-François Bolduc, ingénieur-architecte naval à l’Université de Montréal. Les fameux tentacules devront donc assurer un bon contrepoids pour abaisser le centre de gravité et atténuer ainsi l’impact des vagues. Second défi: la pression hydrostatique. «Grâce à la forme cylindrique du bâtiment, la pression de la mer est mieux répartie sur les parois. L’immeuble est plus résistant et court ainsi moins de risque de se fissurer, précise M. Bolduc. Mais il faudra tout de même prévoir une bonne compartimentation à l’intérieur des parties sous-marines ainsi que des cloisons très étanches.» Si de l’eau pénètre dans la coque, sous la ligne de flottaison, la cité pourrait sombrer.

Le plus grand défi n’est cependant pas technique, mais humain. Qui sera capable de vivre dans ces espaces sous-marins? Faudra-t-il revêtir un équipement encombrant dans les appartements? Comment supporter l’obscurité quasi permanente qui prévaudra dans la partie immergée?

À 50 m sous la surface, les résidants ne devraient pas voir grand-chose dans leur hublot, si ce n’est une mer invariablement noire. Peter Suedfeld, de l’université de la Colombie-Britannique, est un expert dans le domaine de la psychologie des humains confrontés à un environnement extrême, isolé et confiné. D’abord spécialisé dans l’étude des milieux polaires, il collabore avec l’Agence spatiale canadienne afin d’étudier la psychologie des astronautes lors de leurs missions dans l’espace. «Regarder à travers une fenêtre peut être divertissant, mais si celle-ci reflète toujours le même paysage marin ou, pire, un fond opaque, cela devient monotone, voire angoissant», dit-il. Surtout si la lumière ne provient que de néons et que un quart seulement des 600 habitants peut accéder à la plateforme en même temps! Autre problème et non des moindres: comment faire pour nourrir tous ces gens? «Par l’agriculture tout d’abord», répond Sarly Adre Bin Sarkum. Avec 12 265 m2 disponibles, la surface cultivable semble toutefois bien restreinte. Seulement un quart des besoins alimentaires des habitants de l’immeuble pourraient être comblés de la sorte. Le concepteur envisage aussi d’exploiter la culture hydroponique et l’aquaculture. Au menu: soupe de plancton, purée de tomates et de poivrons cueillis directement sur la paroi, fricassée de mollusques, crustacés et plantes aquatiques ainsi que gâteau aux algues! De quoi bouleverser du tout au tout nos habitudes alimentaires…

Cela dit ce n’est pas demain que l’on va pouvoir tranquillement s’attabler devant un filet de sole et une salade de cornichons de mer à bord du Waterscraper. Il faudra d’abord réussir à le construire en taille réelle. Ce qui n’est pas gagné d’avance! «Les chantiers navals assemblent des blocs de béton de 700 tonnes dans une cale sèche. Les joints sèchent, puis on laisse l’eau entrer progressivement pour vérifier la flottabilité de la structure. Le bateau se dresse alors et prend place sur l’eau», poursuit M. Bolduc. Avec ses 400 m de hauteur, le projet est-il réalisable? L’ingénieur naval est sceptique: «La cale devra être profonde d’au moins 400 m pour permettre au bâtiment de pivoter de la position allongée à la position verticale lors de la mise à l’eau.»

Vincent Callebaut, un architecte-designer belge envisage quant à lui d’autres modèles de cités amphibies. Plus larges et moins profondes, elles semblent plus faciles à construire: «Leur structure est inspirée de la feuille des nénuphars géants d’Amazonie, Victoria regia, agrandie 250 fois, explique-t-il, d’où leur nom de Lilypad.» L’architecte s’inscrit dans ce courant de plus en plus en vogue, que l’on appelle le biomimétisme et qui cherche des solutions technologiques inspirées de la nature (voir Québec Science mai 2009). Villes à la fois aquatiques et terrestres, ces Lilypad, imaginées en 2008, offrent plus d’espace pour l’élevage de la faune et la culture de la flore. Un lagon central d’eau douce récolte et épure les eaux de pluie. Tout autour se dressent trois imposantes buttes. Elles sont respectivement dédiées au travail, au commerce et au loisir. Les habitations, quant à elles, sont sous-marines mais situées à faible profondeur. Chaque Lilypad a un diamètre d’environ 800 m pour une superficie de 50 ha. De quoi accueillir jusqu’à 50 000 personnes! «L’assise de la plateforme est assurée par son lagon, par sa taille imposante et par la quille sous-marine contenant les habitations», explique M. Bolduc. La double coque de Lilypad est constituée de fibre de polyester, recouverte d’une couche de dioxyde de titane. Celle-ci absorberait la pollution atmosphérique par «effet photocatalytique», en décomposant les particules à l’aide de rayonnements ultraviolets et d’oxygène. D’ailleurs, Lilypad produit elle-même de l’oxygène et de l’électricité, recycle le CO2 et les déchets, et épure biologiquement les eaux usées. Sous sa coque, elle intègre même des champs d’aquaculture et des corridors dans lesquels se développent diverses formes de vie marine. Un prototype est déjà en cours de construction mais plusieurs années seront nécessaires avant d’aboutir à la structure finale, selon Vincent Callebaut.

Ce dernier voit grand. Avec cette «écopole flottante multiculturelle», il souhaite en effet anticiper le réchauffement climatique et la montée des eaux. Chacun de ses projets semble d’ailleurs franchir un pas de plus vers une symbiose entre l’homme et la nature. Physalia, son vaisseau amphibien, dédié à l’épuration des eaux usées, réconcilie écologie et économie. La double coque de ce navire sous-marin est innervée par un réseau hydraulique capable de filtrer l’eau. Celle-ci. sera ensuite purifiée biologiquement grâce à la toiture végétale du vaisseau! Son dernier projet, un aéronef vertical habité appelé Hydrogénase devrait pouvoir prendre son envol à l’horizon 2030, grâce à des biocarburants de troisième génération. Des micro-algues, privées de soufre, situées sur la carène en titane de l’engin, absorberaient le CO2 ambiant, et seraient capables de produire de l’hydrogène plutôt que de l’oxygène grâce à une photosynthèse accélérée.

Même si tous ces beaux projets voient le jour, peut-on concevoir que des populations pourraient peupler ces structures aquatiques? Pour Peter Suedfeld, cela semble irréaliste. «Peu de gens ont déjà vécu plusieurs mois dans un environnement restreint. Que 50 000 personnes acceptent de cohabiter en pleine mer sans avoir choisi les gens avec lesquels elles se retrouvent confinées paraît improbable.» De plus, cette structure offre trop peu d’espaces publics, pour favoriser les rencontres en petits, en moyens ou en grands groupes, indispensables à la réalisation d’actions communes; mais aussi à la résolution des problèmes auxquels les citoyens sont confrontés et au développement d’un lien social solide. «Les gens auront besoin de sortir pour aller rendre visite à leurs amis qui n’habiteraient pas cette parcelle de mer.» Paradis marin ou gigantesque prison de corail séché au soleil?

«Dans les années 1990, on a tenté à deux reprises de faire vivre en autarcie un petit groupe d’humains. L’expérience s’est déroulée à Oracle, dans le désert de l’Arizona, dans une sphère vitrée sans communication possible avec l’extérieur. L’équipe devait produire sa propre nourriture et recycler ses déchets avec la seule énergie du soleil. Biosphère I a rapidement montré ses limites. Les gens n’ont pas réussi à se procurer suffisamment de nourriture, certains ont dû être évacués parce qu’ils étaient malades; les autres se sont mis à déprimer. En outre, il y a eu de sérieux problèmes de gestion de l’oxygène et du CO2 », explique Peter Suedfeld. L’expérience a été renouvelée avec Biosphère II dans une sphère plus grande et avec des écosystèmes plus complexes. Océan, falaises, montagnes, mangroves et désert ont été dupliqués afin de divertir les habitants. «Cela n’a rien changé; les gens ont développé des troubles de la personnalité et ont fini par se disputer violemment avant de vouloir sortir.»

Pourtant, Jacques Rougerie n’en démord pas. «C’est de l’océan que dépend le destin des civilisations à venir», affirme-t-il. À la fois architecte et océanographe, il explore les fonds marins depuis plus de 35 ans et se définit davantage comme un «Merrien» qu’un Terrien. «La connaissance des océans représente désormais un enjeu de taille, que ce soit pour les énergies renouvelables, les ressources alimentaires, la pharmacologie ou la biodiversité», dit-il. Ainsi, à côté de son projet d’hôtel amphibie à Abou Dhabi City in the Ocean, il a imaginé SeaOrbiter, un laboratoire océanographique permanent, en collaboration avec l’océanographe Jacques Piccard et l’astronaute Jean-Loup Chrétien. Actuellement en construction, le vaisseau accueillera 18 scientifiques et devrait être mis à l’eau en 2012. «Une expédition humaine des temps modernes», selon son concepteur.

Avant de concrétiser son projet fou de bâtir «une cité des Merriens», encore faudra-t-il régler de sérieux problèmes juridiques! Que se passerait-il si une multinationale, soucieuse d’éviter des pressions fiscales, venait à s’installer au milieu de l’océan? Les architectes qui travaillent sur des structures aquatiques ont déjà envisagé cette éventualité. Ils préconisent la constitution d’une ONG défendant une approche éthique de la mer. Afin d’éviter que les futurs habitants de ces cités ne se proclament constituants d’un nouvel État et que tout l’océan finisse par être morcelé au gré des intérêts des plus puissants…

source : http://www.quebecscience.qc.ca/

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