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Suren Erkman: «Le climat est instrumentalisé»

Le professeur en écologie industrielle à l’Université de Lausanne défend une approche qui secoue certains milieux environnementalistes. Selon lui, il faut cesser de culpabiliser les individus et se montrer plus critique envers l’industrie.

Etés caniculaires, inondations, incendies. De toutes parts, les signaux sont alarmants. En matière de climat, les scientifiques prévoient des transformations majeures. Tout porte à croire que nous avons basculé dans la tragédie environnementale. Il y a pourtant des experts qui tiennent des propos plus nuancés et qui avancent prudemment sur le dossier. Ancien journaliste scientifique, professeur d’écologie industrielle à l’Université de Lausanne et conseiller en durabilité, Suren Erkman figure parmi eux. Etre climato-critique consiste à appliquer rigoureusement la méthodologie scientifique. Dans son jardin situé sur les hauteurs de Vevey, l’homme remet en question. Certes, il est inquiet. Mais il refuse que les gens culpabilisent. «Il faut faire avec ce qu’on a», dit-il. Pour lui, une marge de manoeuvre existe dans les milieux industriels. Et les technologies, actuelles ou futures, sont souvent porteuses de solutions.

Mon expérience de terrain. En 1995, je faisais partie d’une équipe de consultants mandatés par le Programme des Nations unies pour le développement, à New York, pour mettre en œuvre la Convention sur le climat dans les pays en développement. En étudiant les gros classeurs détaillant les procédures à suivre, j’ai vite réalisé l’impossibilité pratique de traduire ces bonnes intentions en une action concrète dans un temps raisonnable.

Ça a été un déclic?

Oui, je me suis rendu compte que le véritable enjeu serait l’adaptation aux changements climatiques, et non l’atténuation des causes de ces changements. Il était bien clair que tous ces projets de réduction de gaz à effet de serre allaient rester infinitésimaux par rapport à l’ampleur du problème.

Vous vous présentez comme «climato-critique». Qu’est-ce que cela signifie?

Il faut un esprit scientifique pour aborder le dossier du climat. Cela implique de soutenir aussi des recherches qui explorent des approches sortant des sentiers battus. Car il est nécessaire de prendre toutes les possibilités en considération, y compris celles qui remettent les idées dominantes en question. A plusieurs reprises, j’ai constaté que, même dans les milieux scientifiques, il y a des biais qui font obstacle à l’étude de questions qu’on n’est pas censé poser.

Avez-vous des exemples?

A l’UNIL, des collègues géochimistes étudient le phénomène de minéralisation du CO2 par le système racinaire de certains arbres en zones tropicales. Je ne parle pas du stockage dans le bois, mais de la production de carbone minéral dans le sol à partir du dioxyde de carbone présent dans l’air. Ce genre de sujet reste sous-étudié, voire ignoré dans les milieux s’occupant de politique climatique.

Peut-on aujourd’hui remettre en question le rôle du CO2 comme gaz à effet de serre?

Je n’ai pas les compétences nécessaires pour me prononcer sur le fond. Ce que je demande, c’est qu’on réponde sérieusement à des scientifiques qui posent de telles questions, et qui n’ont aucun rapport avec les lobbies des énergies fossiles. Les milieux concernés devraient se donner la peine de les écouter et de leur répondre de manière précise et détaillée. Le dossier climatique est souvent instrumentalisé à des fins politiques et idéologiques. Il en résulte un discours de plus en plus dogmatique, souvent tenu par des gens qui ne sont pas des spécialistes du domaine.

Je suis frappé de voir à quel point certains environnementalistes s’intéressent peu au fonctionnement du système industriel, voire l’ignorent volontairement.

L’industrie ne prend-elle pas ses responsabilités?

Elle les prend progressivement. Mais peu de gens semblent conscients que le processus d’industrialisation de la planète se déroule en ce moment. Il y a deux siècles, ce que l’on appelle aujourd’hui la Révolution industrielle n’était que l’amorce d’une dynamique. On brûle autant de charbon entre 2000 et 2020 que durant les deux siècles précédents. On n’a jamais consommé autant d’énergie et de matières premières, construit autant d’infrastructures qu’aujourd’hui. Tout cela pour répondre aux attentes d’une population mondiale en augmentation, de plus en plus consommatrice de produits et de services.

Dans ce contexte, de grandes zones industrielles naissent de toutes parts, surtout dans les pays en train de s’industrialiser. En Asie, en Afrique, en Amérique centrale et latine. C’est là-bas que l’on fabrique une bonne partie de ce que l’on consomme en Europe. Et c’est là-bas que se trouvent des leviers d’action cruciaux.

Y a-t-il une prise de conscience dans ces milieux?

Depuis vingt-cinq ans, on constate une évolution notable. Un nombre croissant d’entreprises, au-delà du greenwashing, font des efforts pour diminuer les gaspillages, produire mieux et autrement. Tout cela est largement associé à l’évolution des cadres légaux et des nouvelles normes internationales, car elles font simplement ce qu’elles sont obligées de faire. C’est le cas en Chine, par exemple. Par ailleurs, l’Afrique, notamment l’Ethiopie, devient un partenaire majeur pour la sous-traitance des entreprises chinoises. L’Ethiopie, pays traditionnellement agricole, prévoit ainsi de créer en quatre ans de l’ordre de 300 000 emplois dans des zones industrielles actuellement en construction.

Est-il possible que cette dynamique industrielle devienne, un jour, enfin compatible avec la biosphère?

On a de bonnes raisons de penser qu’aujourd’hui elle ne l’est pas, mais rien ne dit qu’elle ne peut pas le devenir. Par exemple, l’écologie industrielle donne des pistes pour concevoir et aménager ces zones industrielles afin de réduire au mieux les émissions, les consommations et améliorer les conditions de travail des employés. Le système industriel est extrêmement dynamique et innove sans cesse.

En parlant d’innovation, vous avez entamé des collaborations avec la recherche spatiale. Dans quel but?

Pour réfléchir en termes de développement durable du système industriel, la Terre ne représente plus la bonne échelle. Nous dépendons de manière vitale des satellites artificiels pour les télécommunications, la météo, l’étude du climat, le GPS, etc. Notre domaine d’action inclut donc au minimum la banlieue terrestre. Je ne dis pas que demain les recherches spatiales nous sauveront.

En revanche, je pense que les moyens développés pour permettre à des humains de survivre dans un milieu aussi hostile que l’espace peuvent nous servir d’inspiration. Dans un vaisseau spatial habité, on est obligé de recycler de manière extrêmement performante ses propres déchets et de les utiliser comme ressources. Surtout, on subit directement les conséquences des erreurs que l’on commet. Sur Terre, on bénéficie de l’effet tampon des océans, de l’atmosphère et des sols, que nous utilisons comme des dépotoirs.

Les conséquences de nos actions ne seront payées que plus tard. Lorsque l’on se trouve dans des conditions extrêmes, comme dans une station spatiale ou un habitat sur Mars, il faut faire juste dès le départ. L’analogie est donc intéressante, d’autant plus que les contraintes croissantes auxquelles nous sommes confrontés sur Terre se rapprochent de celles existant dans l’espace.

source et extrait : https://www.letemps.ch/

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