1783 : Annus mirabilis (III)
Dans cette dernière partie, le Pr Vincent Courtillot relate les expériences de modélisation de l'éruption du Laki. Enfin il s'interroge sur l'impact presque négligeable d'un tel évènement à l'échelle géologique et tente d'y apporter des explications en donnant les conditions nécessaires pour une extinction en masse...
TROISIÈME ET DERNIÈRE PARTIE (extraite du chapitre 16 de l'ouvrage de Vincent Courtillot :
Nouveau Voyage au centre de la Terre chez Odile Jacob (septembre 2009)
"Les climatologues sont désormais capables de modéliser un tel scénario. C’est ce que nous avons fait avec Anne-Lise Chenet et Frédéric Fluteau pour tenter de reconstituer a posteriori les évolutions climatiques de l’extraordinaire année 1783. En injectant à la position de l’Islande les produits volcaniques selon l’histoire, l’altitude et le taux trouvés par Thordarson et Self, nous avons reconstitué, pour chaque cellule atmosphérique et pour chaque niveau d’altitude, la concentration des aérosols sulfuriques (responsables au sol du brouillard et des maladies) et leur évolution quotidienne. L’animation conçue par Chenet et Fluteau, et visible sur le site d’Anne-Lise Chenet (
http://www.ipgp.fr/~alchenet/chenet_2005.pdf), est parlante. Les couleurs représentent la concentration en soufre sur une échelle multiplicative (logarithmique). Il y a plus de trois ordres de grandeur (un facteur 1000) entre les couleurs les plus froides et les plus chaudes. La concentration atteint en Islande 1000 ppm et 50 ppm en Europe de manière soutenue. On considère en général qu’on ne peut se tenir plus d’un quart d’heure à proximité d’un volcan actif quand la concentration y dépasse 300 ppm : c’est le seuil d’évacuation des abords du volcan à Hawaï. Disons que sur la figure, les concentrations représentées par la couleur jaune et au-delà sont considérées comme toxiques (et au niveau rouge létales).
Notre modèle prédit pour le début de juin 1783, comme on pouvait s’y attendre, des vents dominants principalement orientés vers l’est et le sud-est, en direction de l’Europe, mais aussi parfois vers l’ouest et le Groenland. Dès la première quinzaine de juin (nos calculs « lissent » un peu le temps et l’espace et les détails ne doivent pas être pris au pied de la lettre), la « zone jaune » a déjà atteint l’Europe du Nord jusqu’à Moscou, le sud du Groenland et l’extrémité de Terre-Neuve, mais surtout une grande bande d’orientation nord-ouest / sud-est couvrant le nord-est des îles britanniques, et l’Europe continentale de la France et de l’Italie au Sud à la Scandinavie au Nord, avec des maxima en Allemagne, aux Pays-Bas et en Europe centrale. Une deuxième bouffée fin juin, puis une troisième début juillet suivent en gros le même chemin. La concentration reste élevée sur l’Europe en juillet (mais la péninsule ibérique paraît souvent épargnée) ; des zones très boréales et l’Asie centrale sont atteintes. Presque toute la partie de la Terre située au nord de 10°N de latitude connaît des concentrations anormales : l’effet de l’éruption est quasiment hémisphérique. Jusqu’en septembre, et de façon intermittente, chaque éruption est suivie d’un effet important en Europe et jusqu’au sud de la Méditerranée centrale. A partir d’octobre, la situation se stabilise. Fin décembre, tout l’hémisphère Nord au-delà de 30°N est cependant encore perturbé principalement dans la stratosphère. Le lessivage de la troposphère débarrasse en effet les basses couches de l’atmosphère plus rapidement des aérosols. […]
Les effets climatiques de très grandes éruptions, qu’elles soient basaltiques ou non, ne font plus de doute. Or un évènement comme le Laki n’a laissé qu’une trace faible dans l’histoire de l’humanité, reconstituée avec difficulté, et totalement invisible à l’échelle du temps d’un géologue. Bien que certains cherchent à associer certaines éruptions de super-volcans, comme Toba, à des effets environnementaux, ceux-ci semblent relativement mineurs, toujours à l’échelle des géologues. Aucun volcan des derniers millions d’années ne peut être associé à un évènement immensément plus catastrophique qu’est une extinction en masse. Le plus récent (qui se trouve être le plus petit) des traps, celui de Columbia (situé non loin des super-volcans de l’Ouest américain), est à ce titre particulièrement intéressant. Les géologues y ont suivi, à pied, le marteau à la main, munis de leur sacoche, de leurs cartes, de leurs crayons de couleur et de leur loupe, une énorme coulée (de quelques centaines de mètres d’épaisseur) de plus de 100 km. Le volume du « Rosa flow » a ainsi pu être estimé (en particulier par Steve Self et Thor Thordarson) à plus de 1500 km3. C'est-à-dire 100 fois plus que la coulée du Laki et presque autant que les projections du Toba. Partant d’arguments de physique des fluides, Self et Jaupart ont montré que la mise en place de telles coulées devait se faire très rapidement. Quelques dizaines devraient suffire, sinon le refroidissement entraînerait une rapide augmentation de la viscosité de la lave et la coulée s’arrêterait bien avant. 5000 km3 en, disons, cinquante ans, cela représente un flux à peine imaginable de 100 km3 par an soit six fois la valeur de l’éruption du Laki pendant 50 fois plus longtemps ! On imagine là encore que pareil objet ne puisse laisser l’atmosphère intacte… Et pourtant, pas d’extinction significative associée à la coulée de Roza, ni même à l’ensemble de 100 à 200 000 km3 de lave des traps de Columbia pris dans leur ensemble.
Allons encore plus loin : il existe, nous l’avons vu, des traps de plus d’un million de km3 qui n’ont pas causé d’extinction en masse sévère. Il faut donc, si notre hypothèse est correcte, que des conditions particulières soient remplies lors de l’éruption d’un trap pour qu’il puisse causer une extinction. Même si leur taille et leur chimie sont assez voisines, les traps diffèrent par de nombreux aspects susceptibles de modifier leur impact climatique.
- Leur latitude, qui peut affecter différemment les zones climatiques.
- Leur altitude d’injection, qui peut ne pas toujours atteindre la stratosphère (quoique, au vu du Laki…).
- Leur milieu, sous l’eau ou au contraire à l’air libre. L’effet dans ce cas ne fait pas de doute. Les effets de l’éruption sous-marine du plateau d’Otong-Java, il y a 115 millions d’années, ont été considérablement atténuées par la masse que représentent les eaux océaniques dans lesquelles les gaz pouvaient se dissoudre. La conséquence en est un « simple » évènement d’anoxie océanique, pas une extinction en masse. Ces évènements d’anoxie sont marqués dans les sédiments par un appauvrissement des faunes et des niveaux de sédiments noirâtres, témoins d’une chute drastique de la concentration en oxygène dans les eaux océaniques.
- La nature des sédiments traversés par la lave lors de son ascension vers la surface : selon que ceux-ci sont riches en sulfates (gypse) ou en carbonates (calcaire), elles injectent des quantités massives de SO2 ou de CO2 dans l’atmosphère.
Au vu des flux étonnants du Rosa flow, une hypothèse se fait jour : si une éruption du type Roza flow ne suffit pas, c’est toute la séquence d’un trap qu’il nous faut analyser. Quand l’atmosphère est perturbée, les réactions physico-chimiques avec l’océan permettent à l’ensemble d’atteindre une nouvel équilibre au bout de 1000 ans environ (c’est la « constante de temps » de l’océan). Si une éruption importante, mais insuffisante pour amorcer une extinction est suivie d’une autre quelques milliers d’années après, l’océan a permis au système de revenir à l’équilibre. La nouvelle perturbation ignore alors la précédente et il n’y a pas d’effet multiplicatif. Si, en revanche, une nouvelle éruption survient avec ce retour à l’équilibre, puis une autre, un effet catastrophique peut se produire, le système n’est plus capable de retour à l’équilibre et il s’emballe. Une extinction devient alors possible, voire inévitable…"
THE END